L’extrait se passe sur le perron de l’église Saint-Bernard de Fournier en Ontario le dimanche 25 juillet en 1897. C’est une très chaude journée d’été. Joseph vient de sortir de l’église avec deux de ses enfants qui sont venus à la messe avec lui.
Se rendant à sa calèche, Joseph n’avait pas vu que Thomas, le frère de sa femme Léonie, se dirigeait vers lui. Celui-ci était escorté de son plus jeune frère Napoléon qui le suivait sur les talons.
— Aille Jos, t’en vas-tu déjà?
— Ben oui.
— Pars pas tu suite! Y faut que j’te parle!
Thomas se rapprocha de Joseph et baissa la voix comme s’il voulait que personne d’autre n’entende ce qu’il avait à lui dire :
— As-tu entendu la darnière nouvelle?
Après un moment de silence, il poursuivit :
— Y paraît qu’y en a qui ont trouvé de l’or!
— De l’or? Ben non, j’ai pas entendu ça!
— Écoute ben ça! Y paraît qu’y en a qui ont trouvé de l’or, beaucoup d’or. Y paraît qu’y en a tellement qu’y ont juste à se pencher pour en ramasser.
— Batinse! Déousse que c’é ça?
— Au Yukon. C’t’écrit dans l’journal. Y paraît que toutes ceuses qui y vont, y s’mettent riches. Penses-y, si on pourrait y aller… on pourrait s’mette riches nous autes itou! De l’or! Y penses-tu! Trouver de l’or! Ça veut dire que c’é de l’argent ça, ben de l’argent! Imagine-toé toute ce qu’on pourrait faire avec toute c’t’argent-là!
Les deux beaux-frères se fixèrent du regard, un silence pesant s’installant entre eux. Aucun ne trouvait les mots pour poursuivre la conversation. Figés, ils restaient là, bouche bée, se dévisageant comme s’ils tenaient déjà un trésor entre leurs mains. Leurs yeux brillaient d’une lueur d’avidité et d’espoir. Ils se voyaient déjà riches, débarrassés de la misère qui les accablait depuis si longtemps.
— Passe de par che nous, j’vas t’lire c’é quoi qui est écrit dans l’journal, suggéra Thomas.
Voyant l’hésitation de Joseph, il rajouta :
— Arrête juste queuques minutes en t’en retournant che vous.
— Oui, mais j’ai lés enfants avec moé!
— C’é pas grave! Y verront leu grand-mère. A l’aime ça leu donner dés candy.
— Ben, j’vas y aller, mais j’pourrai pas ête là ben longtemps! Léonie a m’attend pour l’dîner. Eul dimanche midi, c’é sacré pour elle. C’é là qu’a fait son grand repas d’la semaine. A voudrait surtout pas que j’arrive en retard.
***
Lorsque Joseph arriva chez ses beaux-parents, Thomas et Napoléon l’attendaient déjà sur le perron. Thomas, un journal à la main, l’invita avec empressement à entrer dans la maison.
Joseph entra, suivi de ses enfants. Il enleva son chapeau, salua sa belle-mère Anna qui s’activait autour du poêle à préparer le dîner, son beau-père François ainsi que les deux autres frères de Thomas, Zacharie et Albert. Anna, lorsqu’elle vit les enfants, se dirigea vers le buffet où trônait sa fameuse bonbonnière de cristal, qui avait toujours eu le pouvoir de faire briller les yeux des enfants quel que soit leur âge.
Thomas pressa tout le monde de s’asseoir autour de la grande table. Pendant que les enfants choisissaient leur bonbon, impatient, il s’écria tout en pointant l’article en première page du journal qu’il tenait à la main :
— Ergarde ça Jos! C’t’écrit là! Écoute ben! : « Découverte prometteuse d’or dans lés cours d’eau du fleuve Yukon! » Ça, c’é l’tite! »
Joseph écoutait attentivement, sans dire un mot. Il regardait le journal, mais ne comprenait rien à ce qui était écrit. Ne sachant pas lire, il était habitué à se fier entièrement aux autres pour décoder le secret des séries de lettres couchées sur le papier.
Fébrile, Thomas poursuivit sa lecture :
« Le 15 juillet 1897, le SS Excelsior accoste dans le port de San Francisco — ça, c’t’aux États — avec à son bord une tonne en pépites d’or. Deux jours plus tard, le SS Portland jette l’ancre à Seattle — ça aussi c’t’aux États — chargé d’une fortune semblable. Selon lés arrivants, il y en avait encore de pleines montagnes dans la région d’où ils venaient. La nouvelle, qui a fait le tour de l’Amérique le jour même grâce au télégraphe, provoque la plus grande migration humaine depuis lés croisades. Au théâtre, dans lés veillées, chez lés riches comme chez lés pauvres, le sujet est sur toutes lés lèvres. Ils sont bien dés milliers à prendre la route de Dawson City où, paraît-il, lés rues sont pavées d’or. »
Thomas, en allant chercher un autre journal, ajouta :
— Dawson City, ça, y paraît qu’c’é l’nom d’la place qui est là au Yukon ousse que tout l’monde s’en vont.
Il se remit à lire :
« De l’or! De l’or! De l’or! Le 16 juillet 1897, soixante-huit riches prospecteurs arrivent avec dés tas de métal doré à bord du vapeur Portland. Certains rapportent cinq mille dollars, bon nombre en ont davantage, et quelques-uns rapportent cent mille dollars chacun… Le navire transporte au total sept cent mille dollars. »
Plus personne n’osa dire un mot. Tous paraissaient figés devant cette nouvelle étourdissante. Ce fut l’aïeul François qui brisa le silence :
— Torrieux, vous pensez toujours pas, lé gars, que vous allez vous rende là-bas? Déousse que c’é ça? C’é t’y loin d’icitte?
— J’ai essayé de voir ousse que c’était. C’é loin, c’é dans l’Canada, dans l’nord, quèque part dans l’boute dés Territoires du Nord-Ouest. Calvince, vous pouvez pas dire, son père, que c’é pas une nouvelle à vous faire ertrousser l’poil dés jambes!
— Rassis-toi un peu là l’jeune, pars pas en peur! J’pense pas que ça s’fasse de même de s’rende là-bas!
— J’ai pas dit que ch’tais prêt à partir tu suite, mais j’dis pas que j’aimerais pas ça y aller par exempe… Toé Jos, quessé que t’en penses?
— Ben là, j’sais pas trop quoi t’dire. J’viens de l’apprende… pis… ça l’a d’l’air ben excitant toute ça, mais… tu me demandes-tu si j’voudrais y aller avec toé?
— …p’t-ête ben…
— Ben, y m’semble que ç’a pas vraiment d’allure… avec ma famille… J’te dis pas par exempe que ça serait pas tentant… Mais, j’pense pas que ça serait possible que j’puisse… partir… Penses-y un peu, j’peux pas laisser toute ma famille… pis, ma terre. Dis-moé don, c’é qui qui pourrait ben s’occuper de toute ça si chu pas là?
— Voyons don, Thomas, es-tu tombé sua tête? s’écria François. T’as pas pensé à ta sœur Léonie quand tu parles de même! La verrais-tu toé qu’a reste tu seule avec toute sa tralée d’enfants pis toute la ferme à s’occuper?
— Ouin, ben, vu de même… En té cas, vous pouvez pas m’empêcher de rêver…
— En té cas, si quéqu’un y va, j’aimerais ben ça y aller moé avec… intervint Napoléon.
N’en revenant pas de tout ce qu’il venait d’entendre, François s’exclama :
— Torrieux! Voyons don, lé p’tits gars, pensez-y même pas! Pis toé Polion, t’as juste 14 ans! Penses-tu que j’vas te laisser partir de même? Arrêtez-moé ça tu suite cés folleries-là!
Il prit une grande respiration, ferma les yeux, se passa les mains dans la figure et les cheveux, puis déclara :
— Bon ben là, c’é dimanche, pis y fait beau! Y faut penser à toute c’qui nous pend au boute du nez pour la semaine qui s’en vient. Ça fa des semaines qui mouille. Pis, comme c’é là, eul temps est pésant! Avec toute c’te chaleur-là qu’on a là, j’ai ben peur qu’y va encore mouiller c’t’après-midi ! Ça fait que prions l’bon Dieu pour qu’y mouille pas trop pour pas qu’note foin seille toute mouillé, prions pour qu’y fasse beau demain pour qu’on seille capabe de commencer à faire lés foins! Là, dites-vous qu’c’é ça qui est important là!
Sur ces paroles, tous virent que la discussion était terminée. Joseph reprit son chapeau qu’il avait déposé sur la table et se leva en disant :
— Bon ben lés enfants, c’é l’temps de partir. Ermarciez mémère pour lé candy. On s’en va che nous astheure. La mère, a nous attend pour l’dîner.
En sortant, il salua de la tête tout le monde en ajoutant :
— À la r’voyure!
***
En ce dimanche 25 juillet 1897, tous ignoraient que la rencontre de Joseph avec ses beaux-frères Thomas et Napoléon Levac avaient furtivement ouvert une boîte de Pandore. Tous ignoraient que des démons en avaient été libérés, que la fièvre de l’or s’était insidieusement infiltrée dans leurs cœurs, les envoûtant de son mirage doré. Aveuglés, ces hommes, reclus dans une forteresse de convoitise, en viendraient à ne souhaiter qu’une chose : que personne ne parvienne à briser le charme de ce rêve doré et ne les ramène à la réalité.
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